Vunion Lautrec, chapitre 12 [1100]

Elle était déjà au bout de l’allée quand il remarqua qu’elle était partie. Décidément, il avait perdu beaucoup de ses facultés récemment. Surtout que les capacités d’observation et de concentration, faisaient partie des attributs principaux de sa fonction. Alors ne pas voir la femme à laquelle on s’adresse s’enfuir, en tout cas s’en rendre compte une fois qu’elle n’était plus là, devenait vexant, humiliant, et surtout inquiétant.
D’ailleurs, après avoir accusé le coup, il se mit à raisonner de façon plus pragmatique et donc plus efficace. Il en vint à la conclusion que même si ses sens s’étaient émoussés, l’évènement qui venait d’avoir lieu n’était vraisemblablement pas possible. Il s’était passé quelque chose d’important et de nouveau. Et en y réfléchissant bien, il avait ressenti un trouble devant cette femme. Un trouble profond, si profond qu’il ne s’en était pas rendu compte. Une sensation douce dans son for intérieur. Des dégradés de rose, le long du doigt. Il n’était donc pas dans son état normal, un voile translucide l’avait recouvert. C’est ainsi qu’il avait pu la laisser échapper. Il était rassuré à cette idée, mais il ne devait pas perdre de temps.

Quand il déboucha hors du parc, il crut la voir danser sur place comme une folle, hurlant et crachant en tourniquet sur les passants et les trottoirs périphériques automatiques. Elle se griffait le visage et du sang ruisselait sur ses joues. La douleur lui faisait sortir des larmes noires qui jaillissaient dans les airs et se transformaient en corbeaux de mauvais augure. Ses jambes commençaient à trembler et ses gestes se ralentissaient, elle vomit. Puis elle sauta de nouveau sur place et repris sa danse transcendantale. Mais ce n’était pas elle alors il repris sa route.
Je dois la rejoindre chez elle quand elle arrivera, qu’elle n’ait pas le temps de faire de bêtises. Il emprunta judicieusement, bien que n’étant pas habitué, le couloir voie-express réservé aux fauteuils. Il se rendit compte de l’avantage que représentait ce véhicule : le couloir était spacieux si bien que les rares fauteuils pouvaient y foncer à loisir. De plus, l’énergie cinétique était démultipliée par des cadenseurs moulés dans les parois. Tout déplacement d’air à l’intérieur du couloir se voyait aspiré dans la gaine principale et ajouté aux autres ; puis ce flux total recompressé était renvoyé aux fauteuils qui atteignaient ainsi des vitesses fort intéressantes. Chacun bénéficiant de la présence de l’autre. Mais le système était déjà efficace avec un seul fauteuil : son propre déplacement générait une poussée plus dense à chaque cycle du flux. Il avait suffit ensuite d’équiper les fauteuils de régulateurs de vitesse, afin de maîtriser cette poussée exponentielle. On ne parlait désormais plus jamais de cloques aux mains. La ville offrait ainsi une efficacité de mouvement beaucoup plus grande aux handicapés. Ce qui est paradoxal quand on a un handicap, puisqu’on se déplace plus rapidement qu’une personne classique. Le monde à l’envers…
La jalousie de l’homme a rapidement développé un trafic de transports illicites pour personnes classiques, à l’intérieur de ces tunnels. Cependant les peines encourues étaient assez graves pour dissuader la majorité des citoyens. Il ne restait alors que les parieurs téméraires ou des personnes en situation d’extrême urgence ou de danger pour tenter l’aventure. Il y avait aussi quelques amoureux de l’adrénaline pour oser défier les PACVEH (Patrouilles Anti-Classiques au sein des Voies Express pour Handicapés).
Mais Flell ne vit ni resquilleur, ni patrouilleur, avant de prendre la sortie qui l’emmenait chez Blanchette.

Loyel regarda la porte blanche de sa douche nacrée se refermer. C’était comme s’il le faisait pour la première fois. Il ressentait de nouveau le monde sensible. Il avait donc digéré cette période de pure intellection. Si bien qu’il retrouvait le souvenir oublié du froid que l’on ressent à rester pieds nus sur la carrelle de sa salle d’eau. Il contemplait ses orteils violacés avec plaisir, les remuait un peu, souriant simplement, les remuait de nouveau. Il souffla de l’air chaud sur le miroir et fit glisser ses doigts sur la fine pellicule d’eau. Il redécouvrit son regard à ce moment mais ne se reconnut pas et sursauta imperceptiblement. Il mit un certain temps à s’y accoutumer puis oublia ces nouvelles sensations pour se relancer.
Une idée l’obsédait maintenant : son exposé, aussi brillant fut-il, ne devait pas rester un rapport de réflexions, mais devait bel et bien donner lieu à une entité concrète. Ne sachant par où commencer, il se fabriqua avec les moyens du bord, un cadre.
Un rectangle de bois, qu’il ponça méticuleusement à la main, afin d’éviter que quiconque ne s’enfonce une écharde. Il espérait faire manipuler ce cadre au maximum de personnes possibles, il lui semblait donc judicieux d’éviter tout désagrément. Il crut ensuite utile de peindre le bois, de remplir les fines rainures de couleur afin de faire ressortir les multiples serpentures. Enfin, pour empêcher que le cadre ne colle aux doigts, il le vernit. Il passa même une deuxième couche, au cas où des gens à la sueur trop acide ne le manipule. Quand il eut fini, il contempla son œuvre et la déposa directement dans une poubelle automatique, perplexe du vide que ce cadre renfermait. Il lui semblait pourtant qu’il avait progressé.

Blanchette se glissa chez elle et il bloqua la porte avec sa roue. Elle ne fut pas surprise, c’était sa fonction. Elle le disputa, il essaya de la convaincre pendant un moment. Leur dialogue à la conclusion impossible commençait à intriguer le voisinage, mais à distance. Les contacts humains directs avec des inconnus, sans raison médicale ou professionnelle, étaient à éviter. Méfiance humaine héritée d’âges ancestraux où la nature n’était qu’hostilité et menaces inconnues. Fatiguée par ce petit jeu, elle le fit entrer pour prendre un verre.
Il crut d’abord que sa vision subissait les effets de la présence de Blanchette. Il ne distinguait en effet qu’un voile rose uniforme derrière lequel il percevait à peine des formes représentant le mobilier. Mais quand son cerveau réussit à analyser cette image inhabituelle, il comprit le flou de son esprit : tout était rose. Oui, oui. TOUT était rose. Le moindre cm² de moquette, de peinture murale, les tableaux représentaient des flamands roses sur fond rose, encadré de bois laqué…rose, la lumière des fenêtres était filtrée par de la mousseline rose, même l’air paraissait rosâtre. N’évoquons pas les ampoules, le poulet, les clous de girofles, les serpentins, la nappe, le violon, l’informatique et tout le réseau ! Rose !
Flell fut écœuré au premier abord. Il s’habitua cependant assez vite, car Blanchette s’approcha de lui et il recouvrit son œil d’un voile rose, ce qui effaça l’effet rose de la pièce.
Elle lui tendit alors un verre cristallin contenant un liquide du plus pur VERT émeraude. Il se surprit à reculer devant la violence de cette couleur. Il prit tout de même le verre et recula encore d’un pas. Il voulait s’assurer que ce vert ne dépendait pas de la présence à ses côtés de cette femme. Non, le verre contenait bien du vert. Elle semblait tellement ravie de lui offrir ce breuvage qu’il oublia toute prudence et avala le liquide d’une traite bimensuelle. Il lui rendit un sourire qui se figea aussitôt quand il vit que…

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