Je dois être un peu décalé dans le temps, car cette nouvelle était parfaite pour une rentrée. Plus particulièrement scolaire. Cela dit, elle doit pouvoir se déguster tout de même pour Pâques. Joyeuses cloches.
LE SUIVANT
Jean-François Léger, 26 ans. Professeur de mathématiques placé en poste au collège Louis Pasteur de Lyon. Son tout premier cours en tant que professeur titulaire.
Après la présentation d’usage, sa classe regroupant des LV1 allemand et anglais, il demanda à ses élèves qui faisaient allemand afin de constituer ses groupes de TD. Personne ne leva la main. Il demanda donc qui faisaient anglais, aucun d’eux ne se manifesta. Les élèves le regardaient, impassibles. Une pression montait en lui. Tentant une approche humoristique, il demanda qui était là pour rien, mais n’obtint aucune réaction.
Avant que la crispation ne le gagne, il voulait déverrouiller la situation. Alors il demanda crânement s’il ne s’agissait pas d’un bizutage organisé par un autre professeur. Tout le monde le regardait, personne ne répondait.
Il essaya de prendre un élève à parti, lui demandant s’ils lui faisaient une blague. Impossible d’en tirer quoi que ce soit. Ils avaient pourtant sorti leurs affaires. Quand il se taisait, un silence pesant l’engourdissait.
Il décida alors de commencer son cours, de présenter le programme. C’était comme de parler à un mur crevé d’une soixantaine d’yeux scrutateurs. Les élèves n’étaient pas figés, mais ils ne réagissaient pas à ses paroles, ni à ses gestes. Ils regardaient le tableau quand il écrivait, mais comme si rien ne s’y affichait.
Les élèves ne pouvant remplir les traditionnelles fiches, ce qu’il avait prévu pour sa première heure ne dura pas longtemps. Son intention première était de faire connaissance, qu’ils s’expriment au maximum.
Il s’installa alors à son bureau et annonça d’une voix faible que si quelqu’un voulait intervenir, il était le bienvenu. Il tira un ouvrage de sa sacoche et commença à le lire pour lui. Après un instant dans ce silence, il leva les yeux : tous les regards étaient sur lui. La sueur perla sur son front. Il ne lisait en eux ni animosité, ni attente, ils étaient vides de toute intention. Seule une petite étincelle distinguait leurs expressions de celles de cadavres.
Jean-François reprit sa lecture, non sans mal. Son esprit ne pouvait se concentrer. Il parcourait simplement les caractères, afin de se donner une mince contenance face au poids des visages tournés vers lui.
Rapidement il n’y tint plus, et se dirigea vers le couloir afin de vérifier les autres classes. Il se ravisa un instant pour prendre ses affaires. Il ne leur faisait pas confiance.
Le couloir était silencieux. Il le traversa jusqu’à la porte d’en face. Par la petite fenêtre il découvrit une autre classe immobile ! Le professeur se mit à parler, personne ne bougea. Soudain une jeune fille à lunettes du premier rang leva la main. Après qu’elle eut parlé, des élèves rirent, le professeur sourit. Jean-François retourna à sa classe. Avant d’ouvrir, il s’imagina une seconde que tout était rentré dans l’ordre. Mais il découvrit les élèves silencieux et immobiles, ce qui bien sûr est impossible en l’absence d’un professeur. Il n’osa même pas poser de question.
L’heure s’égrena ainsi, les épaules douloureusement nouées de tension. Ses yeux parcourant des mots sans y trouver de sens. Quand la sonnerie retentit, l’espoir revint mais aucun élève ne bougea. Leurs affaires trônaient toujours sur les bureaux bien après les derniers échos du carillon. En rangeant son livre, il baissa les yeux, pensant qu’il les retrouvera le lendemain à 15h. Il n’avait pas d’autre classe dans l’intervalle.
Il partit sèchement et s’en voulut de culpabiliser tandis qu’il remontait le couloir. Il ne se souvint pas du trajet.
Une fois chez lui il s’effondra. Rien ne l’avait préparé à cela. Même dans ses pires scénarios, les situations qu’il imaginait étaient identifiables, connues, humaines. Incapable de réfléchir, il ne pouvait formuler ce qui s’était passé pour le comprendre.
Il s’installa une chaise dans la pénombre de son appartement, à une place inhabituelle et laissa tout éteint. Il avait besoin du réconfort de l’obscurité. Ainsi immobile, la soirée passa très lentement. La faible lueur du réverbère et quelques feux de voiture rythmait son agonie.
Le sommeil le rattrapa tard, le matin. Quand il s’éveilla, il se sentit mieux. Dehors le ciel était couvert, ça le rassurait. Dans ce gris uniforme, il lui semblait être invisible.
Il fit le trajet mécaniquement jusqu’au collège. Mais une fois devant la grille, l’expérience de la veille le submergea. Il se mit à trembler. Ses mains étaient incontrôlables. Trop à vu, il alla rejoindre l’ombre du préau. A l’abri de la lumière et des regards il se calma.
La sonnerie retentit. Pris par le flux soudain d’élèves et de professeurs, il atteignit sa salle pour le cours de 15h. Devant la porte, la peur le figea. Il aperçut un bref instant l’intérieur de la classe, les élèves étaient déjà installés. Il voulut se rassurer en se disant qu’il pouvait partir, que personne ne remarquerait son absence, qu’il viendrait au cours suivant avec une autre classe et qu’à ce moment il aviserait.
Il se retourna alors pour rentrer chez lui, mais tomba nez à nez avec une élève en retard. Sous l’ombre de sa drôle de casquette, il ne put distinguer son visage. Elle voulait entrer et il était devant la porte. Pour garder bonne figure, il ouvrit !
Les élèves étaient calmes, il suffoqua en retrouvant cette atmosphère stérile. Quand la fille alla s’installer au fond, il crut entendre un camarade se moquer. Dans son état, il n’osait plus rien espérer, se sentant pris au piège de son moment de faiblesse. Très lentement, il posa sa sacoche sur le bureau. Il lui semblait percevoir plus d’agitation, mais n’osait pas lever les yeux. Il avait sorti tout le contenu de son sac, même ses mouchoirs, il n’avait plus d’échappatoire.
Il se redressa : tous le regardaient. Mais quelque chose dans l’expression des élèves avait changé, ils l’attendaient. La fille à la casquette, maintenant tête nue, leva la main. Craignant un piège, il se contracta davantage. Elle avait un joli visage. Il la désigna du doigt sans réfléchir. Elle s’excusait d’avoir oublié son livre. Il prolongea au maximum cet instant, tant il avait peur qu’il ne s’agisse d’une illusion. Finalement, il lui répondit que ce n’était pas grave pour aujourd’hui. Il demanda quels étaient les élèves qui faisaient allemand. Personne ne répondit, ça recommençait. Mais ils semblaient interrogateurs. Un élève au premier rang intervint pour lui dire qu’ils avaient déjà fait les groupes hier. Il devait parler de leurs groupes de langue et non des TD, se dit-il dans l’euphorie naissante. Quand il commença à énoncer le programme de l’année, un garçon l’interrompit et lui assura qu’il le leur avait déjà présenté la veille.
Espérant secrètement ce genre de réaction, Jean-François était désormais perplexe. Il doutait autant de cet instant présent que des évènements de la rentrée.
Mais le cours se déroula le plus normalement du monde. Tout comme la classe suivante et la journée d’après. De même pour la semaine et le mois suivant.
Finalement l’année s’écoula sans incident majeur.
Il n’en serait jamais certain, mais Jean-François Léger finit par se persuader que son premier jour de rentrée scolaire n’avait jamais eu lieu.
Mercredi, un nouveau voyage.
Hey merci couz. J’espère que tu n’as jamais eu ce genre de bizarrerie, Monsieur le professeur. 😉
Bien sympa cette nouvelle.
C’est vrai que les rentrées (et qui plus est , la première…) sont des journées qui stressent toujours un peu.
Bien vu et bien écrit mon couz
JUL