Ses yeux s’écarquillèrent quand elle vit Flell en sortir, un sac à la main. Il venait d’acheter quelques objets roses, car des formes anguleuses bombaient la surface du sac. Elle fut submergée de plaisir en le voyant. Sa simple présence vivante à quelques mètres de là, créa un feu d’artifice dans son esprit et une vague de lave dans son corps. Mais elle n’osait bouger. Il ne l’avait pas vu et elle restait immobile. Il s’éloignait dans un effet de ralenti, tandis que l’esprit de Blanchette tournait à la vitesse d’une essoreuse de bonne qualité. Cependant il tournait en boucle et dans le vide, aucune décision ne fut prise au moment où la silhouette de Flell fut engloutie par la foule de la coupole. Le contact était rompu.
Elle passa alors instantanément de l’ahurissement à une colère envers elle-même. Elle vit un piano tomber à très grande vitesse vers le sol et se précipita en dessous. Aplatie, elle se releva et lança son poing dans le vide. Il heurta un enfant au visage, elle s’excusa et alla s’enfermer dans un four à poulet de la galerie. Elle ressortit en cendres et fit quelques pas sans but. Puis son esprit commença à former l’idée de l’impossibilité. Ça ne pouvait pas se finir ainsi, elle devait agir. Elle se jeta enfin dans la direction qu’il avait emprunté. Evidement, elle vit son véhicule disparaître au loin.
FleIl était maussade malgré les beaux objets roses dont il avait fait l’acquisition. Avant cette rencontre, il n’aurait jamais pensé à utiliser une autre couleur dans son intérieur principalement rempli de teintes bleues. Il était assez fier du particulateur insensible, de la technorondeflèche et du Jeensing qui trouveraient facilement leur place sur ses étagères. Particulièrement la technorondeflèche qui magnifierait son fluide de Jède. Malgré cette satisfaction, son esprit lui échappait constamment. Il avait besoin d’imaginer la forme du cerveau de Blanchette sous ses cheveux. La courbe du crâne qui rejoint le début de la colonne vertébrale. De petites formes concaves resserrées sous la nuque, comme des rognons gris mais dont les jonctions étaient d’un rouge vif semblable à du sang en fusion. Sa fonction lui interdisait de telles pensées. D’ailleurs dans les autres affaires où il avait croisé de charmantes femmes, il n’avait jamais eu aucun mal à les oublier, à se focaliser sur l’affaire suivante qu’on lui affectait. Seulement cette fois, quelque chose dépassait sa fonction, et le poussait à la dépasser.
Il arrêta donc son véhicule, pour la première fois, dans un Aretha Lesta. Il connaissait parfaitement l’existence de ces lieux, au moins de réputation, comme tout le monde. Même d’un peu plus près grâce à sa fonction. Mais il n’aurait jamais pensé s’y rendre lui-même.
L’accueil fut chaleureux, comme il put en juger au petit cul serré de l’ouvreuse dans une étoffe précieuse. Les sourires, voire les clins d’œil, le parfum frais et discret, le velours, les caresses, tout l’incitait à rester. De toute façon, c’était son but, se laisser aller dans le vitatif. Mais il comprit pourquoi tant de personnes erraient dans la mêlasse de l’oubli. Une fois les pieds mis dans un des nombreux Aretha Lesta, il était difficile de ne pas aller jusqu’au bout, et une fois au bout, beaucoup n’avaient pas la volonté de revenir, et s’oubliaient, s’incorporaient à la masse du vitatif. Flell voulait s’absenter de lui-même mais pas au point de non retour, il avait juste besoin de se débrancher pour un moment.
La rémunération enclencha le processus. Après avoir confié ses vêtements, on le plaça devant un anus d’accès. La paroi protectrice de peau y était si fine pour retenir cette énorme masse de mêlasse, qu’il redoutait à tout instant qu’elle ne cède et engloutisse la pièce. Mais rien ne se passa. Il était debout devant cet anus géant, et attendait qu’il se dilate légèrement, signe que le vitatif était près à accueillir un nouveau corps. La pellicule de peau, tendue au maximum, brillait comme du verre. L’assistante observait la scène. Elle attendait aussi que l’information d’une nouvelle présence ait fait le tour, afin de lancer son client. Il faut dire que le vitatif est d’une taille phénoménale, il est même difficile d’évaluer ses limites, car il se perd dans la croûte terrestre à des profondeurs insondables. Et ce qui en rend la mesure encore plus hasardeuse, c’est que ses dimensions ne cessent de croître à mesure que de nouveaux clients sont absorbés. Parfois c’est le choix des morts, de finir dans cette fosse commune vivante.
Flell était bien vivant et pendant un instant il réalisa le ridicule de cette situation : deux adultes immobiles et impassibles, dont l’un était nu, devant un anus géant. Il failli même pouffer de rire et se retourner, mais s’en abstint. Il préférait se concentrer sur son mal-être, car il croyait ainsi pouvoir en être libéré plus profondément. L’assistante, placée dans son dos, ne put s’empêcher de profiter de sa position pour détailler son anatomie et la juger. Elle était plutôt flatteuse, et les pensées de la jeune femme se perdirent dans des désirs inassouvis. Elle pouvait à tout instant lui faire une remarque, s’approcher de lui, changer le cours de leurs vies, mais elle n’en fit rien, obligé par une sorte d’interdit social tacite, une peur absurde de vivre, qui mène à la mort. Elle garda sa place dans le monde et l’anus se dilata.
Flell n’attendit pas le signal de l’assistante, il plongea avec fougue dans le sas mou et dense. L’effet était immédiat : son individualité le quittait et flottait près de lui tandis qu’il s’emplissait de collectivité. Le vitatif entrait par tous ses pores et ses trous naturels. Il était plutôt logique de le laisser pénétrer son anus quand on venait d’accéder par l’un de ses nombreux sphincters. Flell se sentait glisser dans cette mêlasse, il crut même être totalement absorbé et une légère angoisse monta. Mais elle se dissipa au contact réconfortant de la multitude. Son corps s’enfonçait à une allure impressionnante dans le noir complet. Il était d’ailleurs difficile de pouvoir appréhender les directions que l’on empruntait, et donc savoir si l’on descendait ou si l’on montait. Mais ce n’était pas son souci, car il n’avait plus de soucis. L’esprit de Flell fut rapidement envahit de la fusion des esprits environnants. Cependant il réussissait à distinguer les âmes errantes pour l’éternité de celles qui, comme lui, reviendraient parmi les vivants. C’était une sensation étrange à laquelle il s’habitua vite, car son âme ne lui appartenait plus désormais : il était l’esprit du vitatif tout entier. Son identité personnelle devait être encore en train de le suivre quelque part afin de lui permettre un retour sans encombre.
L’ImAge. Il savait que la solution concernait l’ImAge elle-même, mais dans quelle mesure ?
Soudain Loyel fondit comme neige d’automne sur place. Son liquide tiède se perdit dans les aspérités du sol et erra un instant atomique, pour ensuite traverser horizontalement l’espace. Il remonta pour s’infiltrer à travers le marbre de l’atelier, et se retrouva à l’état solidifié devant la poubelle automatique. Il l’ouvrit, elle était vide. Le même vide qui emplissait ses cadres. Et justement, il voulait récupérer ses cadres. Vite. Mais il ne devait pas repartir de zéro et en confectionner un autre. De toute façon, il ne réfléchissait plus et allait directement à la réalisation de son idée : récupérer les cadres. Si bien que l’évidence d’en fabriquer un rapidement, ce qui était une erreur, ne l’effleura même pas. Retenu par une autre couche temporelle, il suivait le flux de son idée. Car ce qu’il avait vécu pendant les heures passées à fabriquer ses cadres comptait aussi. Cette mémoire, ce principe-du-souvenir faisait partie de son idée. La matière du temps y avait une grande importance et respecter cette cohésion était primordial.
Il lui fallait donc les cadres fabriqués pendant que l’idée avait germée, ceux qui étaient remplis de sa sueur de l’époque. Et même le processus qui le conduirait à exhumer ces bouts de bois devait avoir lieu.
Il commença par placer un bâton, afin de maintenir le couvercle de la poubelle. D’ailleurs la théorie du bâton lui vint à l’esprit et il sourit. Il pensa presque sérieusement qu’il était en train de mettre en application cette théorie et que si elle était vraie, malgré son aspect mystique…
Il ne s’arrêta pas sur ces suppositions hasardeuses, et plongea la tête de sa lampe dans le conduit pneumatique. Il vit une étincelle briller tout au fond. Il se dit que ce devait être le vernis des cadres et commença à imaginer un moyen de les atteindre. Alors il se munit d’une corde, et y fixa un crochet en plomb à l’extrémité. Il fit descendre la corde, et en tenant sa lampe avec la bouche, il essayait d’accrocher l’étincelle. Il réussit assez facilement, mais une fois remontée, il fut déçu de découvrir une étincelle d’argent. Ce n’était donc pas le vernis des cadres qui formait cette étincelle, mais bien une étincelle. Il se demandait d’ailleurs d’où elle pouvait bien venir. Il éluda la question en la jetant dans l’air et se pencha sur le conduit. Sa lampe lui échappa, et tomba au fond du tunnel vertical d’évacuation des déchets ménagers.
Merde.
Calmé, il se pencha de nouveau et aperçu cette fois les cadres eux-mêmes. En effet, la lampe tombée les éclairait directement. Il comprit alors qu’il devrait descendre lui-même, ne serait ce que pour récupérer sa lampe, car il n’en possédait pas d’autre. Et même au prix de son importance, il ne pourrait jamais rassembler les 242 445 afin d’en obtenir une nouvelle. Ce qui dégraderait ses relations sociales. Aucun proche n’accepterait de lui prêter la sienne ; il était donc dans une impasse, ou plutôt un conduit.
Il enfila ses gants de manuattention, et fit pendre ses bottes sécuritaires sanglées à ses pieds, dans l’entrée de la poubelle. Il n’était pas très adroit physiquement, mais fit de son mieux, transcendé par le but à accomplir. Il se laissa glisser tout doucement, frottant son front contre la paroi, de plus en plus envahit par l’obscurité et le froid. Quand il atteint sa lampe, il faisait 2°. Il se réchauffa instantanément quand il aperçut les deux cadres. Ils étaient intacts.
Il les fourra avec du coton et entreprit la remontée. Il aurait aimé être directement aspiré la haut, que sa pensée se réalise, mais il se trouvait face à une situation réelle, concrète, qui requiert une solution dans le domaine physique, la pensée n’était plus rien.
Il cracha dans ses mains, comme il avait pu le voir dans l’ImAge et commença son ascension. Il redescendit aussitôt en glissade, car ses mains mouillées ne pouvaient s’agripper. Il les essuya en ronchonnant et recommença. Cette fois il avait prise. Il poussait avec ses bras contre la paroi et étirait ses épaules à l’opposé afin de se bloquer. Comme le ferait naturellement un serpent grâce à ses écailles, il montait ensuite ses jambes, les callait dans l’intervalle, bloquait son dos en contre force et remontait ses bras. Il n’était pas mécontent de sa technique, et faillit plusieurs fois chuter car sa fierté nouvelle entamait sa concentration. Heureusement, l’escalade fut un succès, il put enlever le bâton et s’épousseter. Cet exercice physique le remplit de contentement, mais surtout lui procura un malin plaisir. Il nota mentalement de se mettre à des activités sportives sous peu.
Blanchette griffait ses doigts. Elle aimait ça et c’était la seule chose qu’elle avait envie de faire de toute façon. Elle se demandait d’ailleurs ce qu’elle avait bien pu attendre toute sa vie avant de s’y mettre. Elle avait déjà commencé depuis un certain temps. Ca sentait la chair brûlée. On se serait cru dans un sauna pour barbecue. Malheureusement les ongles sont friables, et leur longueur venait à manquer. Elle n’attendit pas une minute de plus et fixa au bout de ses phalanges du papier de verre surmonté de fines lames de rasoir.
AMmmmh ! L’effet fut immédiat.
Elle s’en voulut une nouvelle fois d’avoir attendu que la vie la place dans une impasse de pénurie d’ongle, afin de l’obliger à prendre une décision et améliorer la nature : des lames de rasoirs sont bien plus efficaces que des ongles voyons !
Le sang noir coulait à flot sur les poignets, le long des avant bras jusqu’aux coudes et remplissait deux verres blancs opaques posés au sol. On aurait dit deux tasses de café fumantes. Car de son sang brûlant, émanait une fine fumée blanche qui s’élevait et s’accumulait pour recouvrir le plafond. Quelques spirales inconsistantes virevoltaient le long d’une boucle de ses cheveux secs comme ses yeux. La peau tendue de son visage allait craquer. La fumée gagnait lentement du terrain vers le sol, elle serait engloutie. Les volutes évoluaient avec la lenteur de circonvolutions laiteuses infinies.
C’est alors que par un étrange réflexe, elle se leva. Sa tête fut absorbée par le nuage chaud et blanc. Les deux tasses se renversèrent, et leur contenu se répandit entre les lattes de blox. Elle fit immédiatement une analogie avec le vitatif et se dit qu’elle allait être amalgamée à sa version blanche. Mais ses jambes s’ébranlèrent, et la portèrent machinalement au balcon. Elle leva ses mains à la hauteur de la poignée, le mouvement fit gicler du sang un peu partout sur le cadre de la vitre. Elle ouvrit la porte-fenêtre, des échanges thermiques s’engagèrent aussitôt, si bien que tout le nuage fût aspiré et il rejoignit ses congénères, dans le ciel.
Blanchette suivit la direction de la fumée qu’elle avait produite, et se retrouva propulsée sur l’herbe de son balcon. Elle reposa ses coudes sur la rambarde, et laissa pendre sa tête en avant.
Les yeux fermés, elle visualisait Flell qui disparaissait sans cesse, réapparaissait ailleurs dans son champ de vision, puis s’effaçait de nouveau. La vision se brouillait et devenait rouge, ses yeux s’emplissaient de sang translucide. Ses paupières gonflaient comme l’écœurement de son malaise.
Elle ouvrit les yeux et deux giclades rouge carmin filèrent vers le sol. Comme deux lances de givre à la grenadine elles étaient aspirées par leur propre masse sous l’effet classique de la pesanteur terrestre. Après quelques instants d’une chute fluide, elles formèrent à la rencontre du sol, une petite croix saugrenue. Blanchette s’imagina libérée, descendant vers le sol comme le sang dilué dans la lymphe qui sortait de ses yeux, grisée par la vitesse. Elle se demandait vraiment ce que l’on ressentait à cet instant, où la chute du corps est stoppée net. Elle faisait un effort imaginatif malsain, pour en modéliser les sensations. Ne parvenant pas, à ses yeux, assez proche de la réalité, elle eut envie de l’expérimenter. Car dans une configuration expérimentale, il n’y a plus de place pour le doute, et pour la première fois de sa vie, elle n’acceptait plus le doute.
Elle attrapa la rambarde de ses mains recouvertes de croûtes de sang noir séché et …